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samedi 16 janvier 2021

Sur les traces du vrai Popeye

 On connaît tous le marin borgne mastiquant sa pipe, ses manières rustres, sa force herculéenne et son amour des épinards. On connaît moins l’homme à qui il a emprunté ses traits : Frank Fiegel était un pilier de bar expert de la bagarre, né dans une petite bourgade du Midwest américain.

Aux boîtes d’épinards, il préférait les bouteilles de bourbon. Frank Fiegel, avant de prêter ses traits à Popeye, était lui-même un personnage. Une légende locale, dans le petit village américain de Chester, au bord du Mississippi, dans le sud de l’Illinois. Sa force herculéenne était connue des miles à la ronde. Les durs à cuire des villes alentours se pressaient pour défier le phénomène et lui faire mordre la poussière. Tous repartaient en boitant. « Il n’a jamais craint quoi que ce soit qui se déplaçât sur deux pieds », racontait son neveu, Clyde Feegle, au journal The Southern Illinoisan, le 8 avril 1979.

Bagarreur et sans éducation, Frank Fiegel fascinait les gamins de Chester. Elzie Crisler Segar était l’un d’entre eux. C’est sous son coup de crayon que naît le marin Popeye—de l’addition des mots pop et eye, que l’on peut traduire par « œil crevé ». Il fait sa première apparition en 1929 dans le comic-strip Thimble Theatre, publié dans le New-York Journal. Comme Frank Fiegel, Popeye a toujours une pipe au bec et une force impressionnante, qui transparaît sur des avant-bras démesurés. D’abord personnage secondaire, le marin au franc-parler et au coup de poing ravageur s’attire vite la sympathie des lecteurs. Il ne tarde pas à devenir le héros de Thimble Theatre. Ses aventures font le tour du monde, dans des bandes dessinées, puis des dessins animés, et même dans un film, où il est incarné par Robin Williams.

Frank Fiegel, lui, n’ira jamais bien loin. Malgré́ le succès de Popeye, il refusera toujours de s’éloigner de sa ville natale. « Il y a même des gens qui ont tenté de le convaincre de partir en


 tournée, et de gagner de l’argent ainsi ! Mais ça 


aurait été trop de changement dans sa petite vie », explique Michael McClure. Cet Américain, également habitant de Chester, a enquêté de longues années sur la célébrité de sa commune. Il a même fait graver la tombe de Frank Fiegel à son nom, avec la mention « Inspiration de Popeye le marin ». Elle était restée anonyme jusqu’en 1996. À force d’écouter les anciens de la ville évoquer Fiegel, Michael McClure a récolté des dizaines de témoignages. Il connaît le bonhomme comme s’il l’avait côtoyé et le surnomme même « Rocky ». Rocky, parce qu’il était fort comme un roc ! « Tout le monde l’appelait comme ça, à part peut-être sa mère ! » s’amuse notre historien local.

Frank « Rocky » Fiegel naît le 27 janvier 1868. Ses parents, allemands, quittent Hanovre pour émigrer aux États-Unis, pays de toutes les promesses, dix-huit ans auparavant. Dans la fratrie Fiegel, Rocky est le deuxième plus âgé. Trois de ses sept frères et sœurs meurent assez jeunes. Dès qu’il le peut, Rocky part travailler. Contrairement à son alter ego, il ne devient jamais marin, mais aide parfois au port à charger et décharger les bateaux. Au début du XXe siècle, Chester était une ville très active dans la production d’huile de ricin, qu’elle exportait via le fleuve Mississippi, qui serpente du nord du Minnesota au golfe du Mexique. La plupart du temps, Rocky travaille dehors, dans les fermes, le dos courbé, les yeux plissés et la peau tannée par le soleil. Il va chercher les ballots de foin dans les champs et les jette dans un camion à la seule force de ses bras. « Dans la remorque, deux gars s’occupaient de repositionner les ballots, qui étaient très lourds, raconte Michael McClure. Mais lui était capable de ramasser ces ballots et de les soulever tout seul. C’était Monsieur Muscle ! »

Les journées de Rocky sont aussi tranquilles que le Mississippi. Après des heures éreintantes à cravacher sous le soleil, cap sur le George Gozney Saloon, dans le centre-ville. Là-bas, Monsieur Muscle avale à grandes goulées deux ou trois bières, voire quatre. « Parfois, je sens mon foie se retourner et renverser du jus sur mes poumons ! » aime-t-il répéter. Quand une bagarre éclate dans la taverne, Rocky calme les esprits agités en quelques uppercuts. Victoire par K.O. Il finit par sortir sur le porche et s’écroule dans un fauteuil pour laisser l’alcool s’évaporer au soleil. Las, il mâchonne sa pipe en maïs, typique du Midwest où la céréale est cultivée en masse. Après deux bouffées, Frank ferme enfin les yeux, bercé par son fauteuil à bascule et la rumeur incessante de la taverne. Une proie facile pour les gamins de Chester.

Après l’école, ils ont l’habitude de faire un détour par le George Gozney Saloon pour taquiner Rocky. Ils s’approchent doucement, avec toutes les précautions du monde… puis, une fois tout près du gaillard endormi, hurlent brusquement et prennent leurs jambes à leur cou. Le pauvre diable se réveille en sursaut, faisant tournoyer ses poings, prêt à en découdre. Mais rien. Il ne reste qu’une nuée de poussière, soulevée par les souliers des petits plaisantins. « À force, il s’y attendait », assure Michael McClure. Rocky aimait les enfants. Malgré son très modeste train de vie, il s’arrêtait souvent, en rentrant chez lui, pour acheter des friandises et les distribuer aux gamins. Lui-même s’est mis à la glace dans les dernières années de sa vie : son médecin lui avait interdit le bourbon, qui avait fini par essorer son foie.

Frank Fiegel est attaché à sa routine. Découvrir la grande ville de Saint-Louis – quatrième plus grande ville des États-Unis en 1900 -, dans le Missouri ne l’intéresse pas. Pas plus que les forêts de l’Indiana voisin. Frank est heureux sur le porche du saloon, et dans la maison de sa mère, avec laquelle il vivra jusqu’à sa mort. Ses frères et sœurs, en revanche, sont embarrassés par sa réputation de chicaneur porté sur la boisson. L’un de ses frères change carrément son nom, lorsqu’il emménage avec sa femme à Saint-Louis : Fiegel devient Feegle.

Frank restera célibataire toute sa vie. Était-il trop impressionnant ? Un peu rustre ? Ou très timide ? Sa vie sentimentale reste un mystère, quand son double de papier vit une histoire d’amour mouvementée avec Olive Oyl… la belle Olive, elle-même inspirée d’une autre habitante de Chester : Dora Paskel. Très grande, très mince, coiffée d’un éternel chignon austère, elle tenait un magasin dans le centre-ville. « Si vous ne le trouvez pas ailleurs, vous le trouverez chez Paskel’s », vante fièrement le slogan du store. « En effet, on pouvait tout y trouver : même un singe ! », raconte Michael McClure. Malgré l’idylle de leur double, Frank et Dora n’ont jamais sauté le pas.

À la fin de sa vie, Rocky partage sa petite maison avec un vieil ami pendant plusieurs semaines. « Rocky faisait sa vie, partait et rentrait quand bon lui semblait, raconte notre historien local. Un jour, quelqu’un lui a demandé

 des nouvelles de son colocataire, disparu

 depuis un certain temps… En fait, il était mort ! On a retrouvé le corps dans sa chambre ! » Rocky savait que son colocataire était porté sur la boisson et pensait qu’il passait du temps à décuver. « L’odeur n’avait pas dû le déranger ! », conclut McClure.

« Ce n’est qu’en 1938, neuf ans avant sa mort, qu’il a appris qu’il avait inspiré Popeye », raconte le Southern Illinoisan en 1979. Soit l’année de la mort d’E.C. Segar. Mais pour Michael McClure, Rocky l’a su bien avant : « Segar s’est rendu compte qu’il devait son succès à Frank, et a

 donc décidé de lui envoyer des chèques. Ce

 n’était pas grand-chose, mais ça l’aidait à

 subsister, à avoir une vie un peu plus

 confortable. » Ou à régaler les gamins de la ville. Chester est aujourd’hui fière de son lien avec Popeye. Une statue du marin a même été installée dans les jardins de la ville. Il toise, méfiant, les visiteurs, son inaltérable pipe en maïs dans la bouche. Tous les ans, les locaux lui rendent hommage, à lui et à Frank Fiegel, lors d’un pique-nique géant. Heureusement, on n’y mange pas que des épinards.




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